Qui n’a pas entendu parler de la fameuse poupée leurre parachutiste baptisée « Rupert » utilisée dans le cadre de l’opération Titanic * ? Cet artefact est automatiquement associé au débarquement en Normandie depuis la première diffusion du film The Longest Day de Zanuck (Le Jour le plus long) en 1962. L’exposition de nombreux exemplaires dans les musées et les mentions de cette histoire dans de nombreux livres d’histoire (dont les miens) ont contribué involontairement à renforcer ce mythe. Rupert et son cousin des Amériques Oscar ont pourtant été déployés pendant toute la guerre et sur plusieurs fronts. C’est cette histoire que je vous propose de découvrir.
* Manœuvre d’intoxication imaginée par les Alliés pour duper le commandement allemand sur les lieux réels des parachutages et attirer les renforts ennemis aux mauvais endroits afin de les détourner des plages et des aires de parachutage.
Les poupées Rupert, prêts à l’emploi avant les premières unités aéroportées
Dans une interview donnée en janvier 1986 pour le compte de l’USAF Historical Research Center (retranscrite dans un document de 144 pages : The early development and Manufacture of Paratrooper Dummies in WWII), l’entrepreneur américain George Freedman indique qu’il a été missionné par les Britanniques pour leur fournir des poupées leurres dès 1938. Il crée plusieurs modèles et sélectionne la société Interstate Manufacturing Company pour la fabriquer. 3 800 unités sont secrètement envoyées en Grande-Bretagne via le Canada. Il semblerait donc que ces fameux Rupert soient en fait « made in America ».
La poupée Rupert (terme moqueur utilisé par les Ecossais pour désigner les officiers anglais), dont le nom officiel est Device Camouflage No. 15 est d’une grande simplicité : une enveloppe en toile de jute de forme humaine simplifiée de 85 cm de haut, garnie de paille, et une voilure en toile de coton blanche. Elle est équipée d’une petite Staticline ou SOA qui permet l’ouverture automatique des parachutes quelques secondes après le largage. La poupée est dotée d’une charge d’autodestruction ou bien d’un dispositif simulant des coups de feu et des explosions qui se déclenchent une fois la poupée arrivée au sol, simulant ainsi un combat et provoquant la destruction par le feu de l’ensemble. Quasiment rien ne doit subsister.
De faux Fallschirmjäger en pleine Blitzkrieg
Les Allemands ont été les premiers à utiliser des poupées leurre en Hollande et en Belgique dès le mois de mai 1940, notamment lors de l’assaut du fort Eben Emaël. 200 poupées remplies de paille ont été larguées par avion à 40 kilomètres plus à l’ouest pour induire en erreur les renforts stationnées autour de Liège. Dans la nuit du 13 au 14 août 1940, les Allemands vont larguer d’autres poupées leurres au-dessus de l’Écosse lors d’une opération Abwurf Aktion.
Sur tous les fronts
Les Britanniques vont déployer des poupées Rupert en 1940 pour tromper les troupes italiennes s’approchant de l’oasis de Siwa situé à l’ouest de l’Egypte. Ils vont récidiver à Madagascar dans la nuit du 4 au 5 mai 1942 pour attirer les troupes de Vichy loin de la zone de débarquement. Le 1er juin 1944 en Italie, les 60 hommes de la 2nd Independent Parachute Brigade sautent entre Sora et Avezzano pour couper les lignes de ravitaillement allemandes dans le cadre de l’opération Hasty. Dans le même temps, huit avions C-47 Skytrain du 8th Airlift Squadron larguent de faux parachutistes pour donner l’impression du nombre.
Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, plusieurs centaines de poupées leurres sont larguées au-dessus de la Normandie par des bombardiers Stirling, Halifax et Hudson appartenant au 90, 138, 149 et 161 Squadrons de la Royal Air Force. Deux cents poupées sont larguées dans le secteur d’Yerville-Doudeville-Fauville-Yvetot (Titanic I), une cinquantaine à l’est de la Dive et des Drop-Zones anglo-canadiennes (Titanic II), cinquante autres au sud-ouest de Caen (Titanic III) et 200 poupées dans la région de Marigny pour attirer les troupes stationnées à Saint-Lô (Titanic IV). Ces lâchers sont repérés par les troupes allemandes et semant le trouble dans leurs rangs pendant quelques heures.
Dans la nuit du 17 au 18 septembre 1944, une quarantaine d’appareils du Bomber Command vont disperser de nouveaux leurres à l’ouest d’Utrecht dans le cadre de l’opération Market-Garden.
Oscar, le cousin des Amériques
Cependant, les Rupert n’ont pas été les seules poupées leurres utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale. L’US Navy va également s’intéresser au sujet. En 1943, un modèle de 45 cm de haut fabriqué en métal amagnétique est mis au point. Du fait de sa ressemblance avec la statuette décernée par l’American Film Academy, elle est surnommée Oscar. En mars 1943, une dizaine d’exemplaires est larguée par avion au-dessus d’un aérodrome de la baie de Cheesapeake. Les groupes d’observateurs se tenant à différentes distances expriment des réserves. En effet, ils jugent que les leurres sont trop petits et que la présence de points de référence visuelle dans le ciel, autrement dit des avions, permettrait à coup sûr de découvrir le subterfuge.
Une nouvelle poupée leurre est développée. Cette fois, il s’agit d’un modèle gonflable en caoutchouc vert équipé d’une bouteille de CO2. Haute de 145 cm, elle est dotée d’un appareil de sonorisation simulant des tirs d’armes légères et d’une charge explosive censé se déclencher à l’atterrissage. Un nouveau test effectué par en mai 1943 montre que cette nouvelle version d’Oscar est beaucoup plus efficace. Pour quelqu’un qui est au sol, ces paradummies lâchés en grand nombre sont aussi effrayant que de véritables parachutistes.
Le plus grand lâcher de paradummies a lieu le 5 septembre 1943 en Nouvelle-Guinée.
Les poupées Oscar n’ont jamais été déployées en Normandie, mais elles le seront dans la nuit du 14 au 15 août 1944 lors du débarquement en Provence (opération Anvil-Dragoon) comme l’atteste un bulletin de l’Operations Division Information (Vol III., No. 8) publié en décembre 1944. Elles seront également utilisées lors de la reconquête des Philippines.
Il faut savoir que cette version américaine du Rupert a été fabriquée par une usine du Massachusetts appartenant à … George Freedman. Ce dernier offrira même plusieurs exemplaires à des musées américains. Après la guerre, l’US Army développe une variante pliable d’Oscar. La tête et les bottes sont en plastique dur moulé peint et elle portent un uniforme. Elle sera utilisée en Corée.
Dans les musées
Si aujourd’hui de nombreux exemplaires de la poupée Rupert sont exposés dans les musées militaires à travers le monde, mais aucun n’a été utilisé en juin 1944. Ces poupées, toute en excellent état, proviennent en réalité d’un lot découvert dans les années 1980 dans le grenier d’un hangar d’un terrain d’aviation de la Royal Air Force. Des exemplaires arriveront dans l’échoppe du magasin Optas à Paris en 1987. Ils feront le bonheur de quelques musées et collectionneurs privés français. D’autres cartons ont sans aucun doute été vendus au plus offrant.
Le Mémorial de Caen en expose un Rupert complet avec sa voilure. Il a été acquis à la fin des années 1980.
Voici les autres lieux où les autres exemplaires sont visibles :
– Le musée du Débarquement d’Arromanches (France)
– Le musée Memorial Pegasus de Ranville (France)
– Le musée de la batterie de Merville (France)
– L’Airborne Museum de Sainte-Mère-Eglise (France)
– Le DDay Experience de Saint-Côme-du-Mont (France)
Le Visitor Center du cimetière militaire de Colleville-sur-Mer expose dans une vitrine un exemplaire différent des autres. A l’arrière, est cousu une forme rectangulaire en toile de jute représentant le sac du parachute dorsal. Ce détail n’existe pas sur les autres. On ne retrouve pas non plus la forme caractéristique de la tête d’où partent normalement les suspentes en corde du parachute.
D’autres exemplaires sont visibles dans des institutions muséales étrangères :
– L’Air Force Museum de Christchurch (Nouvelle Zélande)
– Le D-Day Story de Portsmouth (Royaume-Uni)
– Le WWII Museum de la Nouvelle-Orleans (Etats-Unis).
À n’en pas douter d’autres musées, comme l’Imperial War Museum (Royaume-Uni), en possèdent également. Si vous en connaissez d’autres, n’hésitez pas à me contacter pour que je puisse compléter la liste.
Mais à ma connaissance, le seul exemplaire « opérationnel » conservé dans une institution muséale est celui se trouvant dans les collections du South Holland Resistance Museum de Gouda. Le Frisian Resistance Museum de Leeuwarden (Pays-Bas) possède quant à lui un reste du dispositif sonore. Les deux pièces ont été rassemblés en 2014 à l’occasion de l’exposition temporaire De Tweede Wereldoorlog in 100 voorwerpen. (La Seconde Guerre mondiale en 100 objets). Je vous invite d’ailleurs à visiter le site de cette exposition tout à fait remarquable.
Suite à la parution de cette article, l’historien manchois Régis Giard m’a informé qu’un particulier avait conservé le leurre qui était tombé dans la cour de la ferme familiale dans le secteur de Marigny (Titanic IV). Il le présente dans le numéro » Les anges de la Victoire (2) » de l’émission documentaire Champ de bataille animé par Serge Tignères.
Quelques exemplaires d’Oscar sont exposés dans des musées. L’Airborne Museum de Sainte-Mère et le National Infantry Museum & Soldier Center de Fort Benning et l’Aviation Hall of Fame & Museum du New Jersey (États-Unis) possèdent trois de ses fameuses poupées. Il est difficile d’affirmer que ce sont des pièces originales. Le caoutchouc étant une matière se dégradant de manière irréversible avec le temps, il est peu probable que de telles pièces puissent être exposées sur le long terme. Sans doute, sont-ils soigneusement conservés dans des réserves pour étude. Les exemplaires exposés peuvent donc être des reproductions à l’identique des PD Packs.
D’autres poupées-leurre beaucoup plus réalistes sont également visibles dans certains musées comme l’Airborne Museum, le musée du Débarquement d’Arromanches ou encore le Military Aviation Museum de Pungo en Virginie (États-Unis). Il s’agit en fait des poupées parachutistes fabriqués spécialement pour le film « The Longest Day ». Les leurres d’une cinquantaine de centimètres ont été moulés en caoutchouc et peints à la main afin de reproduire avec moults détails un trooper américain muni de son parachute T5.
Je conclue cet article en vous invitant à regarder cette dernière photo d’un hélicoptère utilisé pour larguer les paras au-dessus de Sainte-Mère-Église lors du tournage du film. Je l’ai découverte sur le net il y a quelques mois en cherchant des images promotionnelles du tournage du film pour illustrer un prochain ouvrage. On remarque la présence d’une poupée précédemment citée mais aussi un tas de Rupert prêt à l’emploi. Que faut-il en déduire ? L’auteur du blog souvenezvous44 s’est arrêté sur la même photo. Je vous invite à consulter son article publié le 8 avril 2020.
Peut-on affirmer pour autant que ces poupées sont des copies? Rien n’est moins sûr. Il se peut en effet que les régisseurs de Zanuck aient localisé les poupées stockées au Royaume-Uni et vingt cinq ans plus tard, des marchands ont acquis le reliquat pour le revendre. Il semble que les exemplaires neufs conservés dans les différents musées français et étrangers possèdent les mêmes caractéristiques que les deux retrouvés sur le terrain à Marigny et aux Pays-Bas. L’enquête se poursuit.
À suivre donc.
© Tous droits réservés. Christophe Prime, avril 2020.
Bonjour,
Super article, extrêmement bien détaillé.
Auriez-vous les références des sources ? Je suis en quête de lecture sur ces sujets : )
Merci beaucoup c’est top
Bonjour,
Il n’y a malheureusement pas à ma connaissance d’ouvrage retraçant l’histoire des poupées leurres. C’est ce qui m’a poussé à faire cette petite enquête.
Si vous maitrisez la langue anglaise, je vous conseille ce livre de Roger Hesketh : Fortitude: The D-Day Deception Campaign publié en 2000.
Cordialement,
Christophe Prime
bonjour,la photo de l’hélicoptère fait partie d’un lot d’images du tournage du film éditées en format carte postale pour être vendus dans les magasins de souvenirs à Sainte Mères Église ou ailleurs, j’en possède un certain nombre. je possède également un Rupert qui provient du magasin Optas et un Oscar du film que j’ai récupéré chez le fils d’un habitant des alentours d’Orléans. Son fils m’a expliqué que son père l’avait trouvé accroché dans un arbre mais je n’ai pas eu plus d’explications. Je ne sais pas si elle existe toujours mais il y avait une base aérienne ainsi que des parachutistes à Orléans. Sans être affirmatif il se pourrait que des scènes de parachutages aient été tournées dans les alentours, cela pourrait tenir la route comme explication. Pour ma part je ne pense pas qu’il y ait eu de parachutage d’oscar sur la commune de Sainte Mères pendant le tournage, on n’en voit d’ailleurs aucun atterrir dans le bourg dans le film. Pour terminer je vous précise que l’oscar du musée de Sainte Mères offert à l’époque par le réalisateur après le tournage, à disparu… ou du moins il n’est plus exposé c’est bien dommage. Merci pour votre article.
Bonjour Hervé,
Il y a également un Oscar au musée du Débarquement d’Arromanches qui avait été offert par le réalisateur.
Je demanderai à Mr Belloc qui gère les collections de l’Airborne Museum. La piste d’un tournage à Orléans est tout à fait plausible. L’hélico utilisé pour larguer les poupées leurres me semble être un Bell UH1 (cf. carte postale). Peut-être y avait-il des appareils sur la base aérienne de Bricy.
Bien cordialement,
Christophe
Bonjour,
Cette photo je l’ai également découverte il y a 10 ans, sur un site de vente en ligne et je lai montré à un retraité des studios de Boulogne-Billancourt qui avait pris part au installation du film le jour le plus long. Il m’avait alors expliqué que « les mannequins « Rupert » aux détails très précis, étaient lâchés dans un premier temps et servaient de premier plan pour la scène du film, tandis que d’autres tombaient par dizaine et étaient destinés au second plan pour servir de fond d’écran. Les premiers coutaient relativement cher à la fabrication, les seconds étaient de confections rudimentaires.» La photo montre bien deux tas de poupées différentes, Je me pose également la question, pourquoi le producteur aurait-il sacrifié des pièces déjà considérées à l’époque comme des objets uniques et rares du débarquement pour ses fonds de décor? Je me permets de vous rappeler que de nombreuses scènes ont été tournées en Normandie et ces poupées lachées et perdues dans les champs et marais sont probablement devenues, pour certains et au fil du temps, de véritables reliques de la bataille de Normandie…
Bonjour Vincent,
Je vous remercie pour ce complément d’informations très intéressant. Effectivement, c’est troublant. D’autant que les poupées se trouvant dans l’hélico semblent très proches des Rupert en toile de jute que l’on connait. Seul l’exemplaire conservé au South Holland Resistance Museum de Gouda (Pays-Bas) et celui montré par Régis Giard possèdent une origine parfaitement connue. De mon côté, je ne suis pas sûr que Zanuck ait pris en compte la rareté de ces pièces, surtout si un stock important était à disposition.
A très bientôt,
Christophe